Tout un savoir-faire
Le Canton de Soleure possède un pain culte: né de l’erreur d’un boulanger, il est aujourd’hui parmi les plus appréciés. Le bonhomme en pâte ou Grittibänz de Soleure est lui aussi particulièrement présent dans la région, puisqu’il représente le saint patron Ours de Soleure. Quelle que soit leur composition, les spécialités boulangères de Soleure satisfont pleinement mes papilles!
J’avoue que je suis fan des séjours culinaires dans les villes de Suisse, mon pays d’origine. Il y a toujours quelque chose de nouveau à découvrir! Fidèle à la citation de Goethe «Pourquoi chercher au loin quand la beauté est si proche?», mon excursion à Soleure en est la parfaite illustration – et pas seulement à cause des remarquables constructions baroques ou des magnifiques espaces naturels autour de la ville. Etant une grande amatrice de pain, je me réjouissais de déguster le pain de Soleure qui, selon une vieille tradition, lève pendant 8 à 10 heures avant de révéler ses atouts: une croûte croustillante à souhait autour d’une mie fraiche et moelleuse.
L’erreur du boulanger est devenue culte
A peine arrivée à Soleure, je me dirige immédiatement vers la première boulangerie que je croise, Studer, près de la porte de Bâle. De succulents croissants à la noisette, mille-feuilles, chocolats et autres confiseries me font de l’œil dans la vitrine. Mais seul m’intéresse le pain de Soleure, celui avec la «bosse». Le déchirement d’un côté de la pâte est à l’origine de cette fameuse «bosse» et laisse supposer qu’une erreur s’est produite lors de la confection. Aujourd’hui, elle caractérise la forme typique et appréciée de ce pain, qui requiert tout le savoir-faire du boulanger pour obtenir une «bosse» sans avoir à entailler le pain. Yves Studer, propriétaire de la boulangerie-pâtisserie, explique: «En manipulant la pâte avec suffisamment de soin, le dioxyde de carbone produit pendant la pousse ne peut s’en échapper. On saupoudre alors légèrement le pain de farine et on le passe au four, sans l’entailler.» C’est de là que proviennent son alvéolage irrégulier et sa croûte épaisse et légèrement farinée. Ne connaissant pas les origines de cette méthode, Yves Studer a malicieusement supposé que le boulanger de l’époque avait tout simplement oublié ou eu la flemme de faire une incision dans la pâte. Cela est bien possible, nombreuses sont les découvertes historiques qui trouvent leurs origines dans une erreur ou un accident. Quelle chance d’ailleurs!
Ours de Soleure
Ours de Soleure, le saint patron de la ville, n’a pas été aussi chanceux. La légende veut qu’Ours et d’autres soldats chrétiens aient fui le massacre d’Agaune (aujourd’hui Saint-Maurice au Valais) pour se réfugier dans le château de Soleure, où lui et ses compagnons furent malgré tout décapités en l’an 303. Non seulement le prénom masculin Urs est devenu courant en Suisse grâce à lui, mais la cathédrale Saint-Ours, emblème actuel de la ville, lui est aussi consacrée. Une spécialité culinaire lui rend également hommage, le bonhomme en pâte ou Grittibänz. Celui-ci n’est certes pas originaire uniquement de Soleure, mais la forme qu’il prend à la boulangerie-pâtisserie Studer rappelle beaucoup le chevalier Saint-Ours de Soleure, comme représenté sur les anciens seaux. Yves Studer ignorait totalement que son bonhomme en pâte s’inspirait du saint patron. Il ricane et ajoute: «On a toujours fait comme ça!» («‘s isch immer so gsi!»), en référence aux strophes de la célèbre hymne soleuroise.
Hansel(i)maa, Grättimaa ou Elggermaa
Dans la littérature, on peut passer des heures à admirer des pains décorés dont les formes ont une symbolique particulière. Le mot Grittibänz est composé d’un dérivé du verbe grit(t)e, qui signifie «écarter les jambes», et de Benz, une forme abrégée de Benedikt et Bernhard (Benoît et Bernard). Mais ne vous inquiétez pas, cela ne signifie pas que la Suisse dissimule une forme de cannibalisme symbolique! Et puis, qui aurait envie de manger un «vieil homme barbu aux jambes écartées»? C’est du moins l’explication donnée dans le livre «Brauchtum in der Schweiz» (coutumes en Suisse). D’après l’atlas du folklore suisse, au début du 20e siècle, le Grittibänz était connu presque exclusivement dans la région du Plateau. Ce n’est qu’à la 2e moitié du 20e siècle qu’il a pris ses lettres de noblesse en Romandie. Sa popularité grandissant, la diversité de ses noms (régionaux) a elle aussi augmenté: Grittibänz ou Benz/Bänz, Grättimaa à Bâle, Elggermaa à Zurich et en Thurgovie, Brötige Maa, Chläus, bonhomme de Saint-Nicolas, bonhomme en pâte, bonhomme, Mannala en Alsace. Au début du 21e siècle, le Grittibänz est présent dans tout le pays, notamment grâce à la logistique des grands distributeurs. Au 19e siècle, son appellation était connue uniquement dans les régions de Berne, Soleure, Lucerne et Schwyz. Ce n’est qu’au 20e siècle qu’elle a fait son apparition du côté de Zurich. Le nom traditionnel donné dans les cantons de Zurich, Schaffhouse et Thurgovie était Elggermaa. A Lucerne et Soleure, cette viennoiserie était également connue sous le nom de Hansel(i)maa.
Le façonnage du bonhomme
Outre l’histoire de Saint-Ours de Soleure, le façonnage du bonhomme est loin d’être simple. Yves Studer utilise pour sa pâte les ingrédients suivants: farine blanche, lait, sel et levure. Le tout est mélangé à de l’eau dans un pétrin mécanique. On y ajoute le beurre après cinq minutes. Studer explique que: «La pâte doit être élastique à la fin du pétrissage, on doit pouvoir l’étirer jusqu’à ce qu’elle devienne presque translucide». Elle repose ensuite pendant 30 minutes, puis est portionnée et façonnée en un long pâton sur la surface de travail. Celui-ci est divisé en deux morceaux; un petit pour la tête et un grand pour le reste du corps. «Je fais ensuite trois entailles dans la grande partie: deux pour les bras, une pour les jambes.» Il s’agit alors d’habiller notre bonhomme en pâte: les petits morceaux de pâte servent à faire la ceinture, le revers de la botte, le cache-nez ou encore le rebord du bonnet à pompon. Les grands bonshommes ont parfois droit à une pipe en argile blanche ou à un bâton en pâte. Pour finir, on confectionne des yeux en pâte, des petits boutons, etc. Les morceaux reposent environ une demi-heure, ils sont ensuite entaillés pour former le ventre et la bouche, puis badigeonnés à l’œuf. Les bonshommes passent entre 10 et 30 minutes au four à 200 °C, selon leur poids. Certains boulangers les décorent ensuite avec une pipe ou un fouet. En plus de ressembler à Saint-Ours, les bonshommes d’Yves Studer sont également reconnaissables pour une tout autre raison: «Nous faisons nos bonshommes aussi «dodus» que possible pour qu’ils restent longtemps moelleux et frais.» Malheureusement, il faudra attendre le mois de décembre pour pouvoir les déguster. Faute de Grittibänz, je glisse un délicieux pain de Soleure dans mon sac, dont la succulente odeur m’accompagnera pendant mon tour de la ville.
Onze, chiffre magique
Premier arrêt à la cathédrale Saint-Ours. Elle abrite 11 autels et 11 cloches, et son imposant perron est composé de segments de 11 marches chacun. Cela n’est pas dû au hasard puisque Gaetano Matteo Pisoni, l’architecte de la cathédrale, s’est inspiré de l’ancestrale série magique des onze. Soleure comptait en effet 11 corporations, 11 bailliages, 11 chanoines et 11 chapelains. Aujourd’hui encore, le nombre 11 est très souvent représenté à Soleure. On y trouve par exemple 11 musées, 11 fontaines, 11 chapelles, 11 églises et même une bière 11, la Öufi. Je finis par arriver sur la place de l’hôtel de ville où l’artiste Paul Gugelmann y a installé son «horloge soleuroise» de 3 mètres de haut. Elle ne compte que 11 chiffres, et à 11 heures, ses 11 cloches font retentir l’«hymne soleuroise». Je ne peux maintenant plus résister à l’odeur alléchante qui sort de mon sac et mord directement dans le pain. Comme le disait encore à l’instant Yves Studer: «On a toujours fait comme ça!», ce qui convient parfaitement à la mordue de pain que je suis.